Pierrot Men : il était une femme…
Sans doute le photographe africain le plus connu dans le monde et très certainement l’inventeur de la photo d’art à Madagascar. Quarante ans à sortir les images de la chambre noire et à les faire coïncider avec la petite lumière qui l’habite. Men signifie « lumière » en chinois…
Pourquoi la femme malgache ?
L’idée m’a été suggérée quand Michael Landriu et Alexis Villain des éditions no comment® m’ont contacté en 2011 pour débuter avec moi cette collection sur les photographes malgaches. Je n’avais jamais travaillé sur ce sujet, mais en parcourant mes archives, je me suis aperçu que des femmes j’en ai photographiées beaucoup, vraiment beaucoup, ces quarante dernières années. Sans m’en rendre compte, comme toujours dans mon travail, parce que je ne suis pas un photographe qui provoque les choses, je les laisse venir d’elles-mêmes et des fois ça peut prendre des années avant qu’une photo ou un thème s’imposent. C’est très mystérieux cette fraction de seconde avant d’appuyer sur le bouton où l’on sent que ce que l’on a sous les yeux correspond enfin à la photo qu’on avait en tête depuis des années, et que si on ne la fait pas maintenant elle est perdue pour toujours. Comme une chose qui a besoin de la lumière pour se révéler…
Le travail de l’inconscient ?
Oui, sans doute. L’histoire profonde de ce livre est liée à mon histoire personnelle : j’ai perdu ma mère très jeune, j’avais à peine 8 ans. Cela a conditionné pour toujours l’image que j’ai de la femme. Ça ressort de ces portraits où il y a beaucoup de tendresse, beaucoup de douceur, de pudeur aussi. Le Paradis perdu, nostalgie d’une plénitude. J’y retrouve des sensations enfouies depuis la petite enfance, et c’est ce qui me fait dire que ces photos sont à leur place. Par exemple, cette femme qu’on dirait touchée par un rayon de lumière, une de mes toutes dernières photos (septembre 2012) : ça m’évoque une scène biblique, une apparition mariale, alors que c’est simplement une femme qui prépare le repas, vue par un regard d’enfant… le mien sans doute.
Ce n’est donc pas un livre social, un livre qui veut dénoncer certains aspects de la condition féminine à Madagascar…
Ce n’est pas mon propos, même s’il y a forcément quelque chose de la société malgache à travers ces femmes prises au quotidien. Un quotidien qu’on devine fait de travaux ingrats, de routine domestique et de privations. Mais je suis un artiste, pas quelqu’un qui dresse un réquisitoire : mon rôle n’est pas d’attaquer frontalement la réalité, plutôt d’entrevoir l’humain, la couche profonde qu’il y a tout au bout du social. Pour autant, dans chacune de mes photos il y a un drame qui se noue, même s’il n’est pas criant. C’est au lecteur d’aller voir derrière et de comprendre de quoi ça parle. Dans ce livre, par exemple, j’ai tenu à mettre cette photo prise dans la région de Mananjary où l’on voit cette jeune femme qui a refusé d’abandonner ses jumeaux et qui est très fière de les montrer à la caméra. C’est une mère courage qui n’a pas peur d’être mise au ban de la société, là-bas mettre au monde des jumeaux est toujours une malédiction (fady mitaiza zaza kambana).
Ce livre, c’est aussi quarante ans de photos…
Presque, on y voit mon tout premier portrait qui date de 1976. Noir et blanc évidemment. C’est une petite fille qui fréquentait le labo de photos que j’avais ouvert deux ans plus tôt à Fianarantsoa. Photos d’identité, mariages, baptêmes, retournements des morts. Strictement alimentaire. A cette époque, ma vocation était d’être peintre et cette photo devait me servir de modèle pour un tableau. Une fois ce dernier réalisé, je l’ai montré à une amie qui m’a dit : mais la photo est bien meilleure que ton tableau ! De ce jour j’ai abandonné la peinture…
C’est un peu la naissance de la photographie d’art à Madagascar…
Oui, si l’on considère que mes devanciers étaient essentiellement des artisans travaillant en laboratoire ou des photojournalistes comme Dany Be à qui je dois ma première participation à une expo en 1985 avec le collectif des photographes de Tananarive. Mais tout ça arraché dans la plus grande solitude, car il n’y avait aucun moyen de se former ou d’aller voir dans les oeuvres des grands photographes. Et encore plus pour moi qui habitait le Sud ! Je ne savais pas ce qu’était une bonne photo. J’ai découvert Cartier-Bresson, puis Doisneau, puis Salgado à la sauvette, dans de toutes petites imagettes quand par hasard je tombais sur un magazine. On était forcément très en retard. Il faut savoir que ce n’est que vers 1985 que les photographes ont commencé à sortir de leur studio pour aller à la lumière naturelle. Donc oui, par la force des choses, je suis le premier à avoir montré le pays en prise directe…
Pourquoi le choix du noir et blanc ?
Parce qu’il n’y avait pas de laboratoires qui traitaient correctement la couleur. Sans doute aussi parce que l’âme malgache s’exprime mieux avec le noir et blanc. On va directement au coeur du sujet, l’oeil n’est pas distrait. Mais il ne faut pas se laisser enfermer, chaque pallier technologique offre ses potentialités et aujourd’hui je fais de la couleur comme je me suis mis au numérique.
Ce livre, c’est aussi un message pour les jeunes ?
Absolument. J’aimerais qu’il contribue à promouvoir encore plus la photo malgache. Il y a toute une génération qui arrive, qui a bénéficié des matériels les plus sophistiqués, mais qui doit aussi apprendre à dépasser la technique. Car la photo, ça reste un regard et c’est le plus difficile à apprendre. Moi si j’arrive à sortir dix bonnes photos par an, je suis heureux, les milliers d’autres je les considère comme de simples croquis. C’est comme les chansons, il y a celle qu’on oublie et les autres…
La photo de ta vie ?
Je la ferai demain…
Propos recueillis par Alain Eid
Photos : Miachël Landriu
Paru à Madagascar dans le magazine no comment®.